La maison au volet baissé

Je crois que c’était durant les rénovations que j’ai remarqué, avant même qu’on emménage : le volet de la maison en face était toujours baissé. Dans un premier temps, j’ai supposé que la maison était vide – soit ses habitants étaient en vacances, soit elle en attendait de nouveaux. Mais j’ai très vite vu le lustre allumé à travers les lattes du volet. Pourquoi était-il baissé ? Peut-être était-il défectueux et n’arrivait-on plus à le relever ? Mais où étaient les habitants de cette maison ? Je ne les voyais jamais. Il aura fallu des mois avant qu’une livraison me donne l’occasion d’apercevoir la dame âgée en robe de chambre, tout autant pour comprendre que son fils dans la trentaine à vue de nez habitait là aussi, une année complète avant de croiser la dame dehors et avoir l’occasion de lui dire « Bonjour ». Elle n’est pas très gaie mais plutôt l’archétype de la vieille personne grincheuse quand on la voit de loin, mais elle m’a renvoyé ma salutation. Elle était polie et c’était bien. J’avais entendu une histoire la concernant et j’avais une idée du parti pour lequel elle votait (je dirais juste que je doute qu’elle fusse de gauche), mais tant qu’elle me renvoyait mon salut, je ne la jugerais pas ; les gens changent d’avis et elle l’avait peut-être fait.

Cela fait plus de 10 jours que nous sommes confinés en Belgique. Depuis quelques jours, tous les soirs à 20h, nous allons à nos fenêtres ou au seuil de nos portes et nous applaudissons le personnel de la santé. Ils ne nous entendent pas, nous ne sommes pas devant un hôpital, mais ça nous donne l’impression de faire quelque chose. Je les applaudis eux et le personnel des supermarchés, entrepôts, transports routiers ; j’applaudis tous ceux qui font face à la pandémie pendant qu’on me demande de rester confortablement dans la maison dont je suis propriétaire, avec chauffage central, eau courante, et des armoires, un frigo et un congélateur pleins.

Le premier soir, j’ai oublié et j’ai programmé un rappel sur mon téléphone. Le deuxième soir, nous étions au taquet à 7.58 avec ma fille de presque 6 ans. Alors que nous attendions, un voisin en face a ouvert sa porte pour jeter un œil dehors. Nous étions en pleine conversation lorsque la cloche de la petite église du quartier a résonné et je l’ai interrompu :
– C’est l’heure d’applaudir !
– Applaudir ? Ah, pour les gens qui…

Et il s’est mis à applaudir avec moi. Il était obligé, j’étais en face de lui. Ses enfants sont arrivés et ont demandé ce qu’on faisait. On a continué. Quand on est s’est arrêté, j’ai entendu un applaudissement au loin. J’ai regardé en haut et en bas de ma rue. Personne, nous étions seuls. Nous étions déçues avec ma fille, mais nous sommes promis de continuer. J’ai échangé quelques messages avec une amie qui vit en contrebas : rendez-vous était pris pour les jours suivants.
Le lendemain, on était 3 à la maison. On a été ponctuel et bruyant. Le voisin du soir précédent a ouvert sa porte et s’est mis à applaudir avec nous. J’ai entendu mon amie et sa famille en bas de la rue. Elle a fait quelques pas pour pouvoir nous voir et nous nous sommes fait signe. On applaudissait et on entendait au moins une famille applaudir plus haut dans la rue. Et la porte de la maison au volet baissé s’est ouverte. La dame âgée a passé la tête dehors, a compris ce qu’il se passait et s’est mise à applaudir. La petite-amie du fils – je suppose du moins que c’est sa petite-amie – l’a rejointe à la porte et dans les applaudissements. On a continué un petit instant et on s’est arrêté. On s’est souri et salué de la main.

– Bonne soirée ! A demain !
– Vous aussi. A demain !

Le soir suivant, d’autres personnes se sont ralliées au mouvement. Quelqu’un applaudissait difficilement depuis un grenier, je ne voyais que ses bras et ses mains. Certains ont poussé des cris d’encouragement.
Hier soir, la dame âgée, son fils et la petite-amie attendaient, je pense. Nous avons applaudi à l’unisson, pour des gens qui ne nous entendent pas, mais nous le faisons d’une seule voix, une voix qui gagne en force au fur et à mesure des voisins qui nous rejoignent ; c’est le son de la communauté.

J’ai vu des publications sur les réseaux sociaux : “Je n’applaudirai pas. Ceux qui applaudissent ont voté pour les personnalités politiques qui ont coupé dans les budgets de la santé.”
C’est votre droit, je le respecte, mais moi, je continuerai à applaudir. J’applaudirai quelle que soit votre couleur politique. J’applaudirai parce qu’il y a des gens que j’applaudis avec qui je ne serais pas d’accord sur tout, j’en suis certaine. J’applaudirai parce que, pandémie ou non, je ne jugerai pas quelqu’un sur une unique erreur passée – ou ce que moi j’estime être une erreur.

J’applaudirai parce que tous les soirs, à 20h, nous ne faisons qu’un, que l’on vive volets baissés ou pas.

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Une réflexion sur “La maison au volet baissé

  1. Très joli texte Maria. Se rappeler qu’on ne fait qu’un, sans jugement, c’est reposant. Dans cette époque un peu bousculée où on est en état d’alerte, se rappeler de l’important. Oublier nos points de vues juste un moment, pour s’unir contre l’infinitésimalement petit mais au combien dangereux. Merci pour ce partage serein et tout en douceur.

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