Ferme la boîte

Il savait que c’était impossible mais l’angoisse avait grandi avec lui malgré tout. C’était la faute de l’aut’ là, quand ils avaient huit ans. A l’époque, lui, il détestait les filles et ne voulait qu’une chose : être premier de classe. A l’époque, elle, elle était déjà une fille et première de classe. CQFD : il la détestait doublement. Oh, aujourd’hui il s’était repenti et l’avait même retrouvée pour demander l’absolution de ses péchés. Mais à l’époque, c’était qu’un sale gosse et donc, il la frappait. Un jour, il l’avait poussée dans les escaliers. Pourquoi ? Il ne s’en souvenait même pas. Mais bon, il l’avait fait et elle, elle n’avait pas été cafeter. C’est les autres qui l’avaient balancé. Dix minutes contre la haie à la récré de dix heures ! Jugement sans appel. Ne surtout pas répondre sinon on se prenait les vingt-cinq minutes entières à regarder les briques. Heu, oui, des années auparavant, la haie avait été remplacée par un mur mais les instits ne s’y faisaient pas. Bref. Il s’était retrouvé là, à inspecter les jointures de ciment. Comme il ne savait pas combien faisaient dix minutes, il avait demandé à un grand qui passait. Elle était là au même moment et avait répondu pour le grand : « Tu comptes jusqu’à 2000. » Le grand avait souri et lui, il s’était dit qu’après tout, étant première de classe, elle méritait peut-être qu’on lui laisse le bénéfice du doute. La fin de la récré avait finalement sonné alors qu’il était à peine arrivé à 1084 ! Il fulminait. Elle riait. Dans le rang, il lui avait arraché sa Barbie des mains et l’avait décapitée. Puis, il l’avait rouée de coups. Sa lèvre saignait, elle pleurait. Et même pas pour elle mais pour « Barbie… tu l’as tuée. » C’est plus dix minutes contre la haie de pierres qu’il s’était pris mais un renvoi de deux jours. En troisième primaire, i’ avait pas de quoi être fier. Quand il était revenu, elle, elle était partie. On l’avait changée d’école. En ouvrant son cahier de brouillons, il avait trouvé un petit mot qu’elle lui avait laissé : « Je t’en voudrai toujours d’avoir tué ma Barbie. C’était comme mon bébé. J’espère qu’un jour tu seras enceinte et que tu perdras ton enfant. » Son cœur avait battu la chamade. Aujourd’hui encore, en y repensant, il angoissait. Il était persuadé qu’elle lui avait jeté un sort. Il avait cru étouffer et avait tiré si fort sur le col de son polo pour respirer qu’il en avait arraché un bouton.

Elle vivait avec sa grand-mère depuis toujours. Elle n’avait jamais connu ses parents, morts dans un accident de voiture. Il ne lui restait que la boîte à bijoux de sa mère. Elle ne contenait rien de grande valeur, que de petites choses mais surtout, le plus intriguant, un drapeau italien dont le mât était un cure-dent. Pourquoi sa mère l’avait-elle gardé ? Elle s’était inventé tous les scénarios possibles. Finalement, elle avait opté pour le plus romantique et donc probable : c’était le drapeau planté dans le fromage que ses parents avaient mangé lors de leur premier rendez-vous. C’était certainement ça. Elle comprenait, elle aussi avant tendance à thésauriser. Sa première carte « Pay & Go » avec laquelle elle avait envoyé son premier sms à son premier amoureux, elle l’avait encore. Ça se transmet, ce genre d’obsession. D’ailleurs, sa grand-mère non plus ne voulait rien jeter. Non pour des raisons affectives mais parce que « ça pouvait toujours servir ». Elles avaient du coup une collection de vieilles casseroles au fond brûlé. Bah, elle accordait quelques caprices à sa grand-mère. Elle avait beau croire dur comme fer être immortelle,  sa petite-fille savait qu’elle finirait par quitter ce monde même si elle ne le souhaitait pas. Quoique… si. Mais seulement le soir, vers 18h et durant un peu plus d’une demi-heure quand, égoïstement, l’aïeule s’emparait de la télécommande pour regarder « Questions pour un champion ». Le pire, c’était qu’elle ne comprenait rien. Enfin si, la fin. Tout ce qui l’intéressait, c’était d’entendre le premier des finalistes à atteindre les 9 points dire « Je reste ». Elle aurait très bien pu regarder les trente dernières secondes de l’émission : roulement de tambour, « Je reste, Julien ! » Mais non, fallait qu’elle soit chiante un minimum.

C’était donc un soir vers 18H15, alors qu’elle tentait de ne pas hyperventiler à entendre Lepers s’écrier : « Mais non, voyons ! La réponse est…. C’est évident ! » parce qu’elle savait qu’il était aussi ignorant qu’elle, si pas plus encore, à ce moment-là donc, on avait sonné à la porte. Pas facile d’être sympa dans ces conditions. Elle avait presque arraché la poignée. Et boum ! Il était là. Elle l’avait tout de suite reconnu, on n’oublie pas ses tortionnaires. Rien à voir avec le syndrome de Stockholm par contre. Elle ne s’était pas du tout attachée à lui. D’une voix douce et émue, il lui avait dit qu’il était désolé de la déranger, de passer comme ça sans prévenir, qu’il espérait bien qu’elle habitait encore là et qu’il avait de la chance de la trouver parce qu’il avait quelque chose à lui dire. Elle s’était calmée dès la première phrase, intriguée. Il lui avait présenté ses excuses. Il en avait la gorge nouée et elle, les larmes aux yeux. « J’étais qu’un sale gosse… J’ai honte de t’avoir fait subir ça. » Et elle avait répondu : « C’est pas grave. Je ne t’en veux plus. » Il avait souri et lui avait encore demandé une faveur : lever le sort. Elle n’avait pas compris. Il lui avait rappelé le petit mot. Elle avait ri et souligné qu’il ne pouvait pas tomber enceinte. Puis, elle avait vu son regard désespéré. Elle aussi l’avait traumatisé. Elle avait donc repris son sérieux et articulé : « Je lève le mauvais sort.» Il avait inspiré profondément et elle avait senti son soulagement. Il l’avait remerciée et au moment où il allait la quitter, avait mis sa main dans la poche de son blouson. « Attends ! Tiens, c’est pour toi. » Il lui avait tendu un échantillon de parfum pour homme. Elle avait levé les sourcils en signe d’étonnement. « J’ai rien d’autre sous la main. On me l’a donné en rue tout à l’heure. Je voulais juste te donner quelque chose. C’est tout. Je sais, c’est idiot. » Elle lui avait affirmé que non, c’était très gentil même ; elle le garderait. Et de fait, ce soir-là, aux côtés de la carte de téléphone, du drapeau italien et de la tête de Barbie, elle avait déposé le flacon de parfum dans la boîte à bijoux de sa mère. Elle avait su à ce moment précis qu’elle n’avait plus aucune raison de la rouvrir.