Je suis le couard par excellence. Je fais les choses comme il faut quand il faut, je mesure mes mots, je réfléchis mes actions. Tout est calculé, je ne prends pas de risques. Si je ne sais pas où je vais, je n’y vais pas. On ne sait pas de quoi demain sera fait ? Eh ben, on ne dort pas, c’est tout !
Je me disais « intellectuel créatif » jusqu’à admettre que si j’avais de l’esprit, il n’était en rien aventurier car je manquais cruellement d’imagination.
Ma vie n’est pas un film et quand l’occasion de la transformer s’est présentée, j’ai eu peur. Je regrette ce courage que je n’ai jamais eu comme je suis nostalgique des années 50 que je n’ai jamais vécues, un impossible comme il a été connu par d’autres, comme on ne le connaîtra jamais soi-même.
Je repense souvent à sa dernière phrase, au fait que je ne méritais pas la douceur de ses mots. Je repense souvent à cette première nuit. Je repense souvent à la dernière. Je repense souvent à elle. Et puis, j’arrête. Je la froisse, je la repousse, je la mets en boule dans un coin de ma tête car si je suis incapable d’oublier, je suis tout à fait capable de refouler.
15 ans plus tôt…
Mon collègue m’avait convaincu de rejoindre la fête sur Times Square. J’étais réticent dans un premier temps, mais quelques verres de champagne plus tard, je trinquais avec des inconnus en pleine rue. Plus minuit approchait, plus les gens embellissaient ; on ne pouvait pas ne pas être gagné par l’euphorie générale. De temps en temps, un mouvement de foule me poussait dans les bras de quelqu’un qui en riait autant que moi avant de me rejeter dans le tas.
Jusqu’à ce que je tombe dans ses bras. Elle ne m’a pas repoussé et je ne me suis pas excusé. Elle a eu l’air de me reconnaître et m’a dit « Hey ! ». J’ai répété sur le même ton. Ses yeux brillaient de champagne, mais je n’étais pas certain de son ivresse. Dans un anglais américain, teinté d’un léger accent que je n’arrivais pas à situer, elle a continué :
– Je te cherchais.
– Génial.
Moi, j’étais bien ivre, aucun doute. Les gens se bousculaient toujours autour de nous, mais au lieu de nous séparer, ils nous poussaient à tourner sur nous-mêmes.
– Elisabeth.
– William.
Elle a pris mes mains dans les siennes.
– C’est ma soirée, William.
– Ah oui, pourquoi ?
– Parce que je l’ai décidé.
– Très bonne décision.
– Cette nuit, tout change. A partir de maintenant, je ne regretterai plus rien !
– Comme de m’avoir rattrapé.
– Surtout ça ! Tu m’es tombé dans les bras pour une raison, William. Il n’y a pas de hasard.
Elle me regardait dans les yeux. J’étais hypnotisé.
– Tu es en visite à New York ?
– Voyage d’affaires.
– Tu vis où ?
– En Belgique. C’est en Europe.
Elle a ri en me serrant les mains et m’a demandé « Bruxelles ? » en prononçant « Brusselle ». Elle était belge elle aussi et vivait à New York depuis un peu plus d’un an. Nous sommes passés au français.
– Près d’un million de gens sur cette place en ce moment et je tombe sur un Bruxellois.
– C’est fou.
– C’est magique.
On tournait toujours. Du moins, est-ce ainsi que je revois la scène.
– Tu fais quoi dans la vie, William ?
– Je travaille dans l’export, mais je peins.
– Tu peins quoi ?
– Des choses abstraites.
– Un artiste… Moi, je travaille dans les assurances, mais j’écris.
– Tu écris quoi ?
– De la fiction. Des choses abstraites finalement.
Son regard… J’étais enfin arrivé. Elle a joint nos mains sur sa poitrine
– Tu es peut-être l’homme de ma vie, William.
– Et toi la femme de ma vie, Elisabeth.
– J’ai envie de t’embrasser.
Et elle l’a fait. Je n’ai pas pensé à ma femme, je n’ai pas pensé à ma fille. Je n’ai pensé à personne en fait ; je n’ai pas réfléchi, j’ai vécu l’instant. Je lui ai rendu son baiser. Le décompte a commencé alors qu’on tournait toujours en s’embrassant. Je n’ai pas regardé la boule lumineuse, je savais qu’elle descendait. A minuit, alors que les uns se jetaient dans les bras des autres, nous nous sommes décollés.
– Bonne année, William.
– Bonne année, Elisabeth.
J’ai dû me contenter de ces adieux : des milliers de personnes avaient décidé de prendre le métro au plus vite et dans leur empressement, de nous séparer. J’ai tourné sur moi-même, je l’ai cherché du regard et c’est mon collègue que j’ai retrouvé, perché sur une bouche d’incendie. Il ne m’a rien demandé, je ne lui ai donc rien raconté. J’ai passé le reste de la nuit à scruter les visages, mais je n’ai pas trouvé le sien ; elle avait tout simplement disparu.
Deux jours plus tard, je suis rentré, emportant avec moi le souvenir flou d’un moment d’oubli. Arrivé à Zaventem, je me suis arrêté devant les écrans pour trouver le tapis à bagages de mon vol.
– C’est le 8.
J’ai cru mourir et ressusciter en la voyant.
– Elisabeth ! Qu’est-ce que tu fais là ?
– Je suis en vacances. Tu rentres ?
– On a pris le même vol ?
– Tu étais assis à l’avant, moi à l’arrière.
– Tu m’as vu et tu n’as rien dit ?
– Je n’ai pas voulu te déranger.
Je n’en revenais pas. Je ne m’attendais pas à la revoir un jour, encore moins là.
– Bon, je file. Ma famille m’attend. Au revoir, William.
– Au revoir, Elisabeth…
Je l’ai regardée s’éloigner. Elle sautillait presque en marchant. Elle était magnifiquement heureuse. Je l’ai observée en attendant mes bagages. Elle regardait dans le vide et souriait ; je n’ai pas osé l’approcher. Quand elle a récupéré sa valise et s’est dirigée vers la douane, je n’ai pas bougé.
Mais une fois dehors, quand je l’ai vue avec deux femmes, sa mère et sa sœur peut-être, amorçant le mouvement de définitivement disparaître de ma vie, je n’ai pas supporté l’idée et ai couru vers elle. Les deux femmes m’ont regardé approcher d’un air suspicieux. Je ne sais pas si ce sont les bulles du Nouvel An qui avait été ravivées par un minuscule accident de dépressurisation, mais j’ai alors prononcé la phrase la plus romantique de ma vie :
– Je t’ai perdue une fois, ça n’arrivera plus. Mon adresse est william.peters@yomail.com. Répète.
– william.peters@yomail.com.
– Ecris-moi.
Elle avait l’air amusé ; j’ai préféré m’enfuir avant qu’elle ne s’esclaffe.
Durant des jours, j’ai consulté mes mails toutes les cinq minutes. Ma femme me surprenait souvent en train de rêvasser et se contentait de me regarder. Son manque d’accusation soulignait ma culpabilité. J’ai donc été me cacher dans mon atelier. J’ai peint et repeint une même toile qui ne menait à rien mais au moins, je n’avais à supporter ni le regard interrogateur de ma femme ni celui plein d’amour de ma fille.
Au bout de trois semaines, je me suis souvenu que j’avais une famille que j’aimais et j’ai décidé de redevenir l’homme que j’étais.
C’est alors que « Elisa Beth » est apparue dans ma boîte de réception. Elle s’excusait de ne pas avoir pu écrire plus tôt, elle avait été bien occupée durant son séjour entre la famille et les amis. Elle était maintenant de retour à New York. J’ai répondu sans attendre, précisant que je m’y rendrais à nouveau un mois plus tard. Je m’attendais à une réponse passionnée, une correspondance victorienne, mais sa réponse d’une banalité à pleurer – « Préviens-moi, on ira boire un verre » – n’invitait qu’à un cordial échange. J’étais vexé et, dans un élan d’enfantillages, j’ai voulu lui rendre la pareille en jouant l’honnête homme : je lui ai avoué être marié et l’heureux papa d’une petite fille de 4 ans. Ce soir-là, je suis rentré du bureau avec un livre pour ma fille. Je le lui ai lu avant qu’elle ne s’endorme. Puis, j’ai fait l’amour à ma femme, dans un mélange de rage et de culpabilité ; elle était comblée et moi, un père de famille modèle.
Le lendemain, je n’étais plus rien en lisant la réponse d’Elisabeth :
Mon cher William,
Ma vie est un film, elle est pleine de rebondissements hollywoodiens. Par contre, je n’ai pas droit au happy end dans la veine américaine mais plutôt au final dramatique de film indépendant dont on ressort avec un sentiment de mal-être et l’angoisse de devoir vivre après une telle révélation.
Ceci pour dire : je m’en doutais, je n’attendais que l’aveu. Je t’ai dit qu’il y avait une raison à notre rencontre. Je n’en démords pas. Peut-être en avais-tu besoin pour réaliser ton bonheur ?
Je voulais la faire réagir, la fâcher, pas la résigner ! J’ai alors suggéré de garder contact avec une fausse excuse. « J’ai beaucoup peint depuis mon retour, je crois qu’on pourrait s’inspirer mutuellement. »
Elle a poliment accepté. J’ai passé de longues heures à rédiger des courriers dans lesquels je m’interrogeais sur la vie, me remettais en question, des mails où je ne parlais que de moi et auxquels elle répondait, toujours bonne conseillère, toujours positive. Elle égayait mes journées, mais aujourd’hui, je réalise que je n’apportais certainement rien aux siennes. Pourtant, c’est elle qui m’a donné son numéro deux jours avant mon passage suivant à New York. Avait-elle oublié d’effacer sa signature ou l’avait-elle ajoutée ? J’ai préféré ne pas poser la question, de peur qu’elle ne m’interdise de l’appeler.
Dès l’atterrissage, je lui ai envoyé un message : « Je suis là. William ». Elle y a répondu dans la minute : « Welcome back! Bryant Park, 18h ? Elisabeth. »
Je me suis installé à une des nombreuses tables orphelines du parc et ai concentré mon attention sur le dos de la bibliothèque publique. J’étais nerveux. Je ne savais pas trop ce que je faisais là et si j’avais raison d’y être.
– C’est le 8.
Elle a interrompu ma rêverie et effacé mes doutes : c’était la femme de ma vie. Cette conviction soudaine m’a surpris et émerveillé à la fois. Je n’avais jamais ressenti ça, cette confiance au lendemain brumeux. Tout enthousiasmé, je l’ai prise dans mes bras. Elle s’est laissé faire avant de me caresser la joue :
– Tu es vraiment là.
Nous nous sommes assis et avons discuté un long moment avant d’aller dîner. Je n’avais pas à m’expliquer, elle me comprenait tout de suite et tout ce qu’elle me disait avait un sens. Un peu avant minuit, elle a déclaré devoir rentrer. Je l’ai raccompagnée jusqu’au métro. Je ne voulais pas la quitter, j’ai donc posé des questions la concernant, pour que les réponses soient plus longues.
– Tu écris en ce moment ?
– Oui.
– Raconte.
– Un écrit ne se raconte pas, il se lit.
– Je pourrai lire ?
– Tu veux me lire ?
– Bien sûr.
– D’accord.
Elle s’est approchée de moi pour chuchoter :
– Mais tu ne te moques pas.
Je n’ai pas pu résister : je l’ai embrassée. Elle a fléchi les genoux, j’ai cru qu’elle allait tomber et ai voulu la rattraper mais elle avait déjà passé ses bras autour de mon cou. Je sentais la chaleur de son corps à travers son manteau et je n’avais plus qu’une envie : sentir sa peau sur la mienne. J’ai collé mes lèvres dans le creux de son cou.
– William… Tu veux venir chez moi ?
J’ai acquiescé en lui mordillant l’oreille. Elle m’a poussé vers le bord du trottoir et s’est libérée le temps de héler un taxi. Ce trajet a été un des plus abominablement long de mon existence. J’étais dévoré de désir, mais ne voulant pas l’afficher au chauffeur, je me suis résigné à lui caresser la cuisse. J’ai cru qu’on n’arriverait jamais chez elle. La porte à peine ouverte, je me suis jetée sur elle. J’aurais déboutonné son manteau de mes dents si elle ne l’avait pas déboutonné elle-même. Je l’ai embrassée avec une telle fougue que j’ai cru lui faire mal. Elle m’a emmené dans sa chambre où elle s’est laissée tomber sur le lit, m’ouvrant les bras. Je me suis arrêté pour l’admirer. Enfin, je vivais cette passion dont on m’avait tant parlé. Elle m’a attiré sur elle. Enfin, je vivais l’instant présent. Demain ? On verrait bien. J’ai passé une jambe entre les siennes tout en l’embrassant dans le décolleté ; elle a gémi de plaisir. Enfin, je savais ce que c’était d’aimer une femme totalement. Une femme… Pas la mienne.
Je me suis enfui le visage dans le dessus de lit.
– Je ne peux pas.
Elle ne s’est pas tendue, elle n’a pas soupiré. Elle a simplement passé la main dans mes cheveux.
– J’aime ma femme. J’ai une famille.
– Je comprends.
– Je suis désolé.
– Ce n’est pas grave.
Je suis resté dans cette position jusqu’à manquer d’air. Puis, je me suis blottie contre elle. Elle m’a caressé le front jusqu’à ce que je m’endorme. Quelques heures plus tard, j’ai ouvert les yeux sur elle. Elle regardait le plafond. Je me suis levé.
– Il faut que j’y aille, j’ai un rendez-vous.
– Tu veux un café ?
– Non, c’est gentil. Je dois passer à l’hôtel de toute façon, je déjeunerai là-bas.
Elle m’a accompagné jusqu’à l’entrée de son immeuble. Je l’ai embrassée comme j’aurais embrassé ma petite amie.
– Je t’appelle tout à l’heure.
Elle a souri. Elle n’a rien dit, juste souri. Je me suis éloigné, non sans me retourner à plusieurs reprises. A la troisième, elle n’était plus là.
Je n’ai pas manqué de professionnalisme ce jour-là. Personne n’a vu que quelque chose me tourmentait. Pourtant, c’était là, dans un coin de ma tête, tout froissé. Qu’avais-je fait ? J’allais détruire ma vie si paisible, si normale, pour… Pour quoi ? Une histoire dont je n’avais lu que les premières phrases… Et si elle se finissait mal ? Si elle finissait demain ? J’aurais tout perdu. Pour rien.
Pas un instant n’ai-je imaginé que de ne pas vivre le présent allait détruire toute ma ligne du temps. Pas une seconde n’ai-je entrevu de possibilité d’avenir. La fantaisie qui me faisait défaut ne m’est pas apparue, je n’ai vu que l’inconnue de cette équation.
En bon lâche, je lui ai envoyé un message : « Cette réunion n’en finit pas. Je ne sais pas si je pourrai te voir ce soir. »
Elle a répondu : « Je le savais, j’attendais l’aveu. »
Elle m’a énervé et je l’ai appelée. Parce que j’étais coupable mais que je voulais l’accuser.
– Hey, William.
– Ecoute, je t’ai juste dit que je ne pourrai pas te voir ce soir. Je suis encore là deux jours.
– Et tu veux me revoir ?
– Vu ta réaction, pas vraiment. Je n’ai pas besoin de ça.
– William… Arrête.
– Quoi ?
– C’est pas en m’accusant que tu vas te pardonner. Tu vas regretter d’avoir utilisé ce ton pour notre dernière conversation.
– Comment ça, notre dernière conversation ?
– On ne se reverra plus.
– Ça va être difficile, mais je peux peut-être me libérer demain soir…
– Arrête, ne fait pas semblant. Il vaut mieux pour toi comme pour moi qu’on en reste là de toute façon. Je ne veux pas briser une famille ni me faire déchirer le cœur.
– Je suis désolé.
– Moi pas. C’est une histoire un peu folle qu’on pourra raconter. A moins que je ne l’écrive…
– J’aimerais rester en contact. J’aimais bien notre échange.
– Je sais.
– Ne m’en veux pas.
J’espérais m’écarter sans passer pour un salaud, mais si moi j’ai agi comme tous les hommes, Elisabeth n’a pas réagi comme toutes les femmes. Elle ne m’a pas craché mes quatre vérités, elle a été fidèle aux siennes :
– Il faut embrasser beaucoup de crapauds avant de trouver un prince.
– Tu as raison, je suis un crapaud.
Elle a ri, d’un petit rire de velours tout doux.
– Non. Tu es le prince d’une autre.