– Ma maman est morte.
C’est la première phrase que je l’ai entendu prononcer. Elle me revient de temps à autres dans la figure, avec la même force que la première fois, telle une claque contre laquelle je me serais moi-même lancée.
– Je suis désolée.
Je n’avais rien pu articuler d’autre que cette banalité, la regrettant tout aussi tôt.
– Ce n’est rien. Tu ne pouvais pas savoir. Tu as toujours ta maman, toi ?
Sa réponse à mon affirmation m’avait figée.
– Prends-en soin alors. On ne sait jamais quand elles vont partir, les mamans.
Nous étions à l’école, il avait 10 ans et je savais déjà que je l’aimerais. J’étais nouvelle, étrangère, perdue ; tous me regardaient en levant le nez. Malgré sa petite taille, lui me regardait droit dans les yeux, sans effort apparent. J’étais une géante, j’avais les bras trop longs et des jambes dont j’aurais voulu pouvoir retirer la moitié pour être à la hauteur… Mais lui ne les voyait pas. J’étais son égale et je l’ai donc mis sur un piédestal.
– Pourquoi tu ne parles pas catalan ?
– Parce que je ne l’ai pas appris.
– Il n’est jamais trop tard. Si tu veux, je te l’apprendrai, moi. On échange : le français contre le catalan.
Il inversait les rôles, les mêlait sans jamais s’y perdre. A 10 ans, il savait déjà qui il était et ce qu’il attendait de la vie. Face à lui, j’étais ignorante. Auprès de lui, j’ai finalement compris : de la vie, je n’attendais que lui.
On m’avait arrachée à mes racines et j’étais en train de faner en Catalogne. Je périssais à vue de nez et il a été le seul à le constater. La Belgique me manquait, l’Espagne que je connaissais avant de m’y installer ne ressemblait en rien à cette Barcelone dont on m’avait dit qu’elle était magnifique. Les Catalans ne chantaient pas en parlant sur des rythmes andalous, des rythmes langoureux et paresseux dont les syllabes finales s’envolaient, libres de toute attache. On m’avait menti. Je n’avais rien à faire là.
Un jour, à la sortie de l’école, il est venu s’asseoir à côté de moi sur le banc où j’attendais le bus et m’a demandé pourquoi j’avais l’air si triste. D’abord hésitante, j’ai fini par avouer : je revenais d’un séjour de quelques jours en Belgique et je ne savais pas si j’avais bien fait de ne pas y rester. Surtout à cause des coccinelles.
La veille de mon retour à Barcelone, j’étais allée dans mon ancienne chambre et m’étais assise sur le lit, cherchant des réponses que mes murs n’affichaient pas. Je ne savais plus ce qu’on attendait de moi. Devais-je rester ? Devais-je repartir, me résigner à Barcelone et la tristesse qu’elle m’inspirait ? Où étais-je censée être ? Là ou ailleurs ? J’étais finalement allée ouvrir la fenêtre pour faire de la place à mes idées. Mais mon esprit avait tout de suite été préoccupé par autre chose: le fait que la fenêtre avait précédemment été mal fermée ne m’avait pas échappé, tout comme la dizaine de petits bruits discrets qui avait accompagné le mouvement des battants, comme de minuscules boulettes de papier pleuvant sur l’appui de fenêtre. J’avais frémi de dégoût. Des insectes à carapaces. Allais-je baisser les yeux sur une flopée de scarabées ? Non. C’était des coccinelles. L’horreur avait fait place à l’émerveillement et j’avais rapidement tiré sur les battants pour constater que des dizaines de coccinelles s’étaient nichées dans les rainures des châssis. J’avais murmuré « Tant de bonheur » et je les avais regardées longuement d’un air ahuri de petite fille. Puis, je les avais cueillies par grappes et les avais jetées au vent en pensant à ce que ma grand-mère me disait quand j’étais petite :
- Jette une coccinelle au vent et où que ton bonheur soit, elle ira.
Mais ces coccinelles n’avaient été nulle part. Je les avais jetées par la fenêtre et comme moi, complètement groggy, elles avaient oublié de prendre leur envol. Elles étaient bêtement restées sur le toit du garage. Depuis, une nouvelle question remplaçait les précédentes : Mon bonheur se trouvait-il en Belgique ?
Il m’avait écoutée gravement avant de sourire et de me prendre par la main.
- Viens, je vais te montrer quelque chose.
Je ne sais pas pourquoi je l’ai suivi. Peut-être parce qu’il était mon seul ami.
À deux rues de l’école, il a ouvert une porte cochère qui menait à un jardin intérieur.
- Assieds-toi là, m’a-t-il dit en m’indiquant un banc, et regarde.
J’ai obéi. J’ai regardé des rosiers, des pots de plantes, une haie, des fleurs dont je ne connaissais pas les noms. Je ne savais pas ce que j’étais censée voir. Jusqu’à ce qu’une bise légère souffle et que les ailes d’un petit moulin à vent se mettent à tourner, les ailes déployées d’une coccinelle.
- Peut-être que ton bonheur est ici.
Et c’est alors que son père est arrivé à la maison et moi, à destination.
Ils parlaient catalan et j’écoutais. Ils parlaient catalan et je les comprenais. Ils parlaient catalan et je l’aimais. C’est à travers eux que j’ai aimé la langue, le pays, la vie.
Son père était un professeur trop sérieux à mes yeux. Si je faisais une erreur, il me lançait un regard agacé, mais lui me faisait un clin d’œil. Son père s’énervait : « Mais je te l’ai répété combien de fois ?! » ; lui le calmait : « C’est en se trompant qu’on apprend, papa.»
Cette phrase est toujours mienne. Chaque fois que je rassure un élève, c’est à lui que je pense. Je souris tristement. On me demande ce qui ne va pas.
– Res, res.
Mais ce n’est pas rien. Lui, c’est tout le contraire.
Durant ces années que nous avons partagées, il m’arrivait régulièrement de partir d’un fou rire en plein rêve. Je m’y tordais, riais tant que j’en avais mal aux joues et aux abdominaux. Mon propre rire me réveillait. Une larme de bonheur au coin des yeux me rappelait à la si belle réalité : j’étais dans leur vie, j’étais heureuse.
Maintenant, c’est lui que je vois en rêve. Les images se répètent inlassablement nuit après nuit. Il traverse, je tente d’hurler pour le prévenir mais mon cri s’étouffe dans ma gorge. Je suffoque et me réveille. Les larmes se remettent à couler face à cette horrible réalité : il n’est plus dans ma vie, je suis malheureuse.
Je me rends toujours à l’école où je l’ai connu. Je regarde le banc sur lequel je l’ai vu pour la première fois et secrètement, j’espère qu’il me regarde aussi.
Je fus son institutrice, je fus l’amoureuse de son père. Je ne fus jamais sa mère mais je sais qu’il ne m’en aimait pas moins.
Il aurait eu 18 ans aujourd’hui. La violence de sa disparation me frappe toujours plus à chacun de ses anniversaires. Ce matin, après une nuit de cauchemars, la fatigue a eu raison de moi ; je me suis écroulée dans le bus. Lorsqu’une adorable grand-mère a voulu m’aider à renfort de « Ma pauvre chérie, que t’arrive-t-il ? », je n’ai rien pu dire d’autre que : « Mon fils est mort. »